50

Une lampe était allumée dans un coin de la pièce. La mallette était posée sur une table près de la lampe et Eva était debout à deux pas d’un fauteuil, comme si elle l’avait attendu.

— Vous êtes revenu pour reprendre vos notes. Je les ai préparées pour vous.

Il s’arrêta à peine le seuil franchi et secoua la tête.

— Pas encore, dit-il. J’en aurai besoin plus tard. Mais pas encore.

Le moment était venu, se dit-il, le moment qui l’avait tracassé tout l’après-midi, le moment pour lequel il avait essayé de trouver les mots qu’il faudrait dire.

— Je vous ai parlé d’une arme, ce matin au petit déjeuner, dit-il. Vous devez vous rappeler ce que j’en ai dit. Qu’il n’y avait qu’une seule arme, et qu’on ne pouvait faire la guerre avec un seul canon.

Eva inclina la tête, le visage contracté sous la lumière de la lampe.

— Je me rappelle, Ash.

— Il y en a un million. Autant que l’on veut.

Il avança lentement dans la pièce jusqu’à ce qu’il fût en face d’elle, tout proche.

— Je suis avec vous, dit-il simplement. J’ai vu Trevor cet après-midi. Il m’a maudit au nom de tout le genre humain.

Lentement elle leva une main et il sentit glisser sur son visage la paume fraîche et lisse. Les doigts d’Eva saisirent ses cheveux et elle lui secoua la tête doucement, tendrement.

— Ash, dit-elle, vous vous êtes débarbouillé le visage. Vous êtes de nouveau Ash.

Il acquiesça :

— Je voulais redevenir humain…

— Trevor vous a parlé du Berceau, Ash ?

— J’en avais deviné une partie. Il m’a parlé du reste. Des androïdes qui ne portent pas de marque.

— Nous les utilisons comme espions, dit-elle, comme si c’était tout naturel de l’avouer. Nous en avons quelques-uns au quartier général de Trevor. Il croit qu’ils sont humains.

— Herkimer ?

— Il n’est pas ici, Ash. Vous ne voudriez pas qu’il soit ici après ce qui s’est passé dans le patio.

— Bien sûr. Bien sûr, je comprends, Eva. Nous, les humains, nous sommes de telles brutes.

— Asseyez-vous, dit-elle. Dans ce fauteuil. Vous parlez si drôlement que vous me faites peur.

Il s’assit.

— Dites-moi ce qui s’est passé…

Il ne répondit pas à sa question.

— J’ai pensé à Herkimer, cet après-midi. Pendant que Trevor me parlait. Je l’ai frappé ce matin et je le frapperais de nouveau demain s’il me redisait la même chose. C’est dans le sang humain, Eva. Nous avons lutté pour progresser, avec la hache, la massue, le fusil, la bombe atomique et…

— Taisez-vous ! s’écria Eva. Ne parlez plus, voulez-vous ?

Il la regarda étonné.

— Humain, dites-vous, reprit-elle. Et qu’est donc Herkimer, s’il n’est pas humain ? C’est un humain, fait par des humains. Un robot peut fabriquer un autre robot et ils restent des robots, n’est-ce pas ? Un humain fait un autre humain et tous deux sont des humains.

— Trevor a peur que les androïdes prennent notre place, murmura Sutton, confus. Qu’il n’y ait plus d’humains. Plus d’humains originaux, biologiques…

— Ash, vous vous tourmentez à propos d’une question qui, dans mille générations d’ici, ne sera pas résolue. À quoi cela sert-il ?

— Je suppose que cela ne sert à rien. Cela continue de me trotter dans la tête. Il n’y a plus de repos pour moi. Naguère, tout était si net et si simple. Je devais écrire un livre, la galaxie le lirait et l’accepterait et tout serait parfait.

— Cela peut encore l’être, dit-elle. Dans quelque temps, longtemps peut-être. Mais pour y arriver, il faut que nous stoppions Trevor. Il est victime des mêmes sémantiques confuses qui vous aveuglent.

— Herkimer a dit qu’une arme suffirait, dit Sutton. Qu’une seule arme serait décisive. Eva, les androïdes sont allés très loin dans leurs recherches, n’est-ce pas ? Au point de vue chimique, je veux dire. Dans l’étude du corps humain. Il le faut pour avoir fait ce qu’ils ont fait.

— Très loin, Ash, oui.

— Ils ont un appareil analyseur… une machine qui peut littéralement décomposer une personne, molécule par molécule, l’enregistrer presque atome par atome. En faire un calque pour un autre corps.

— C’est exactement ce que nous avons réalisé. Nous avons fait des copies conformes d’hommes appartenant à l’organisation de Trevor. Nous les avons enlevés, calqués et reproduits… Nous lui avons renvoyé les copies et mis les autres en détention douce. Ce n’est que par des astuces de ce genre que nous avons pu maintenir nos positions.

— Pourriez-vous faire une copie de moi ?

— Certainement, Ash, mais…

— Avec un visage différent, bien entendu, mais une copie de mon cerveau et… hum, de quelques autres petits détails.

— Vos facultés particulières… dit-elle.

— Je peux m’introduire dans un autre esprit. Ce n’est pas simplement de la télépathie, mais le pouvoir réel d’être une autre personne, d’être cet autre esprit, de voir, de connaître et de ressentir les mêmes choses que lui. Je ne puis l’expliquer, mais cela doit venir de quelque chose dans la structure du cerveau. Si vous copiiez mon cerveau, ces facultés devraient se retrouver. Toutes les copies ne les reproduiraient peut-être pas, toutes ne pourraient pas les utiliser mais il y en aurait quelques-unes qui le pourraient.

Elle murmura d’une voix étranglée :

— Ash, cela signifierait que…

— Que vous sauriez tout ce que Trevor pense, dit Sutton. Chaque mot et chaque pensée qui passent dans son esprit. Parce que l’un des vôtres serait Trevor. Et il en irait de même avec tous ceux qui ont quoi que ce soit à faire dans la guerre à travers le temps. Vous sauriez en même temps qu’eux ce qu’ils vont faire. Vous pourriez prévoir comment faire face à toute manœuvre dangereuse qu’ils envisageraient. Vous pourriez bloquer tout ce qu’ils tenteraient.

— Ce serait l’arrêt de la guerre sans vainqueur ni vaincu, dit Eva, et c’est exactement ce que nous voulons. Une stratégie d’arrêt de la guerre sans vainqueur ni vaincu, Ash. Ils ne sauraient pas comment ils seraient bloqués et, bien des fois, ils ne sauraient pas qui les bloquerait. Il leur semblerait que la chance leur serait sans cesse contraire… que la destinée serait contre eux.

— C’est Trevor lui-même qui m’en a donné l’idée, dit Sutton. Il m’a dit de sortir et de retourner me cogner la tête contre les murs quelque temps encore. Que finalement j’en aurais assez. Et qu’au bout d’un certain temps, j’abandonnerais.

— Dix ans, dit Eva, dix ans devraient suffire. Mais si dix ans ne suffisaient pas, eh bien, alors, cent ans. Ou mille ans, s’il le faut. Nous avons tout le temps devant nous.

— Finalement, dit Sutton, ils devront renoncer. Littéralement, lever les bras et abandonner. Ce serait si dérisoire. Ne jamais gagner. Toujours se battre durement et ne jamais gagner.

Assis dans la pièce, avec son unique petite oasis de lumière montant la garde contre l’obscurité qui les enserrait de tous côtés, ils n’avaient aucun sentiment de triomphe car cela n’était pas une affaire de triomphe. C’était une affaire de nécessité, pas de conquête. C’était l’Homme en lutte contre lui-même, qui gagnait et perdait à la fois.

— Pouvez-vous réaliser cette analyse rapidement ? demanda Sutton.

— Demain, Ash. (Elle le regarda bizarrement :) Qu’est-ce qui vous presse tant ?

— Je vais m’éloigner, dit Sutton. Je m’enfuis vers un refuge auquel j’ai pensé. Enfin, si vous voulez bien me prêter un vaisseau…

— Le vaisseau que vous voudrez.

— Ce sera plus commode ainsi, dit-il. Autrement, il me faudrait en voler un. (Elle ne posa pas la question à laquelle il s’attendait et il poursuivit :) Il faut que j’écrive le livre.

— Il ne manque pas d’endroits, Ash, où vous pourriez écrire le livre. Des endroits sûrs. Des endroits qui pourraient être aménagés pour être sûrs.

Il secoua la tête.

— Il y a un vieux robot, dit-il. C’est la seule famille que j’aie. Alors que j’étais sur Cygne 61, il est parti vers l’un des systèmes stellaires des ultimes confins et il a enregistré une demande d’installation définitive. C’est là que je veux aller.

— Je comprends, dit-elle d’un ton très grave.

— Il n’y a qu’une chose, reprit Sutton. Je ne cesse de me souvenir d’une petite fille qui est venue et m’a parlé tandis que je péchais. Je sais qu’elle était imposée à mon esprit. Qu’elle y avait été mise à dessein mais cela ne change rien. Je ne cesse de penser à elle.

Il regarda Eva et vit que la lumière de la lampe transformait sa chevelure en une auréole d’or.

— Je ne sais pas si je serai jamais amoureux, reprit Sutton. Je ne peux pas vous dire avec certitude que je vous aime, Eva. Mais je voudrais que vous veniez avec moi sur la planète de Buster.

Elle secoua la tête :

— Ash, je dois rester ici, pour un temps au moins. J’ai travaillé des années pour une chose. Je dois la mener jusqu’au bout. (Ses yeux étaient embués sous la lumière de la lampe :) Peut-être un jour, Ash, si vous voulez encore de moi. Peut-être un peu plus tard, pourrais-je venir.

— Je voudrai toujours de vous, Eva, dit simplement Sutton.

Il tendit la main et caressa tendrement la mèche cuivrée qui retombait sur le front d’Eva.

— Je sais que vous ne viendrez jamais, dit-il. Si les choses avaient été un peu différentes… si nous avions été deux personnes ordinaires, menant des vies ordinaires…

— Il y a une grandeur en vous, Ash. Vous serez un dieu pour beaucoup de gens.

Il resta silencieux et sentit la solitude de l’éternité se refermer sur lui. Il n’y avait pas de grandeur, comme elle l’avait dit, mais seulement la solitude et l’amertume d’un homme qui était seul et resterait seul pour toujours.

Dans le torrent des siècles
titlepage.xhtml
Simak,Clifford D - Dans le torrent des siecles(1951).French.ebook.AlexandriZ_split_000.html
Simak,Clifford D - Dans le torrent des siecles(1951).French.ebook.AlexandriZ_split_001.html
Simak,Clifford D - Dans le torrent des siecles(1951).French.ebook.AlexandriZ_split_002.html
Simak,Clifford D - Dans le torrent des siecles(1951).French.ebook.AlexandriZ_split_003.html
Simak,Clifford D - Dans le torrent des siecles(1951).French.ebook.AlexandriZ_split_004.html
Simak,Clifford D - Dans le torrent des siecles(1951).French.ebook.AlexandriZ_split_005.html
Simak,Clifford D - Dans le torrent des siecles(1951).French.ebook.AlexandriZ_split_006.html
Simak,Clifford D - Dans le torrent des siecles(1951).French.ebook.AlexandriZ_split_007.html
Simak,Clifford D - Dans le torrent des siecles(1951).French.ebook.AlexandriZ_split_008.html
Simak,Clifford D - Dans le torrent des siecles(1951).French.ebook.AlexandriZ_split_009.html
Simak,Clifford D - Dans le torrent des siecles(1951).French.ebook.AlexandriZ_split_010.html
Simak,Clifford D - Dans le torrent des siecles(1951).French.ebook.AlexandriZ_split_011.html
Simak,Clifford D - Dans le torrent des siecles(1951).French.ebook.AlexandriZ_split_012.html
Simak,Clifford D - Dans le torrent des siecles(1951).French.ebook.AlexandriZ_split_013.html
Simak,Clifford D - Dans le torrent des siecles(1951).French.ebook.AlexandriZ_split_014.html
Simak,Clifford D - Dans le torrent des siecles(1951).French.ebook.AlexandriZ_split_015.html
Simak,Clifford D - Dans le torrent des siecles(1951).French.ebook.AlexandriZ_split_016.html
Simak,Clifford D - Dans le torrent des siecles(1951).French.ebook.AlexandriZ_split_017.html
Simak,Clifford D - Dans le torrent des siecles(1951).French.ebook.AlexandriZ_split_018.html
Simak,Clifford D - Dans le torrent des siecles(1951).French.ebook.AlexandriZ_split_019.html
Simak,Clifford D - Dans le torrent des siecles(1951).French.ebook.AlexandriZ_split_020.html
Simak,Clifford D - Dans le torrent des siecles(1951).French.ebook.AlexandriZ_split_021.html
Simak,Clifford D - Dans le torrent des siecles(1951).French.ebook.AlexandriZ_split_022.html
Simak,Clifford D - Dans le torrent des siecles(1951).French.ebook.AlexandriZ_split_023.html
Simak,Clifford D - Dans le torrent des siecles(1951).French.ebook.AlexandriZ_split_024.html
Simak,Clifford D - Dans le torrent des siecles(1951).French.ebook.AlexandriZ_split_025.html
Simak,Clifford D - Dans le torrent des siecles(1951).French.ebook.AlexandriZ_split_026.html
Simak,Clifford D - Dans le torrent des siecles(1951).French.ebook.AlexandriZ_split_027.html
Simak,Clifford D - Dans le torrent des siecles(1951).French.ebook.AlexandriZ_split_028.html
Simak,Clifford D - Dans le torrent des siecles(1951).French.ebook.AlexandriZ_split_029.html
Simak,Clifford D - Dans le torrent des siecles(1951).French.ebook.AlexandriZ_split_030.html
Simak,Clifford D - Dans le torrent des siecles(1951).French.ebook.AlexandriZ_split_031.html
Simak,Clifford D - Dans le torrent des siecles(1951).French.ebook.AlexandriZ_split_032.html
Simak,Clifford D - Dans le torrent des siecles(1951).French.ebook.AlexandriZ_split_033.html
Simak,Clifford D - Dans le torrent des siecles(1951).French.ebook.AlexandriZ_split_034.html
Simak,Clifford D - Dans le torrent des siecles(1951).French.ebook.AlexandriZ_split_035.html
Simak,Clifford D - Dans le torrent des siecles(1951).French.ebook.AlexandriZ_split_036.html
Simak,Clifford D - Dans le torrent des siecles(1951).French.ebook.AlexandriZ_split_037.html
Simak,Clifford D - Dans le torrent des siecles(1951).French.ebook.AlexandriZ_split_038.html
Simak,Clifford D - Dans le torrent des siecles(1951).French.ebook.AlexandriZ_split_039.html
Simak,Clifford D - Dans le torrent des siecles(1951).French.ebook.AlexandriZ_split_040.html
Simak,Clifford D - Dans le torrent des siecles(1951).French.ebook.AlexandriZ_split_041.html
Simak,Clifford D - Dans le torrent des siecles(1951).French.ebook.AlexandriZ_split_042.html
Simak,Clifford D - Dans le torrent des siecles(1951).French.ebook.AlexandriZ_split_043.html
Simak,Clifford D - Dans le torrent des siecles(1951).French.ebook.AlexandriZ_split_044.html
Simak,Clifford D - Dans le torrent des siecles(1951).French.ebook.AlexandriZ_split_045.html
Simak,Clifford D - Dans le torrent des siecles(1951).French.ebook.AlexandriZ_split_046.html
Simak,Clifford D - Dans le torrent des siecles(1951).French.ebook.AlexandriZ_split_047.html
Simak,Clifford D - Dans le torrent des siecles(1951).French.ebook.AlexandriZ_split_048.html
Simak,Clifford D - Dans le torrent des siecles(1951).French.ebook.AlexandriZ_split_049.html
Simak,Clifford D - Dans le torrent des siecles(1951).French.ebook.AlexandriZ_split_050.html
Simak,Clifford D - Dans le torrent des siecles(1951).French.ebook.AlexandriZ_split_051.html
Simak,Clifford D - Dans le torrent des siecles(1951).French.ebook.AlexandriZ_split_052.html
Simak,Clifford D - Dans le torrent des siecles(1951).French.ebook.AlexandriZ_split_053.html